
La vengeance de M. "Doucement"
Retranscription d’un récit paru dans la revue du Souvenir Français n° 498.
Le texte est poignant et je n’ai pu m’empêcher de le partager. Il nous fait regarder la vie avec humilité et en toute simplicité.
Monsieur Doucement était un pacifique, ce qui n’est pas le cas de tous les pacifistes. Dans sa vie paisible, il avait de son mieux évité les querelles et travaillé à les apaiser parmi ses parents, amis, voisins, collègues.
Fonctionnaire modèle jusqu’à la cinquantaine ; savant consciencieux plus occupé de son laboratoire et de ses collections que des rivalités et des ambitions, il était toujours demeuré au second plan parce qu’il n’avait rien d’un combatif, détestait la lutte et les bourrades et prétendait dénouer tous les conflits avec de la patience et de la bonne volonté.
Doucement ! Messieurs, doucement ! répétait-il d’abord quand on venait lui soumettre un grief ou se plaindre d’une injustice.
Le nom lui en était resté et avait fini par faire oublier celui qu’il avait reçu de ses parents.
Attaché au muséum, les mauvais plaisants affirmaient que sa vue eut suffi à faire rentrer les grands fauves dans le devoir et les crocodiles, pleurer d’attendrissement quand ils le voyaient passer.
Retiré dans un petit village de l’Oise où il avait acheté une bicoque, véritable retraite du sage, il ne pratiquait ni la pêche ni la chasse, qui lui semblaient sports barbares, et consacrait ses loisirs à l’apiculture et à l’aviculture.
Il avait publié de nombreux mémoires contre la destruction des petits oiseaux et un traité de l’élevage des abeilles, qui faisait autorité, d’autant qu’il avait dans son jardin des ruches merveilleuses dont le miel parfumé était aussi réputé des amateurs que celui du mont Hymette(1), grâce au choix judicieux des espèces de fleurs auxquelles ses ouvrières allaient puiser.
Il n’aurait pas fait de mal à une mouche, selon le dicton populaire. « Doucement ! Mes amis doucement ! »
Et il vivait heureux entre ses livres, ses oiseaux et ses abeilles. « Doucement ! Messieurs doucement ! »
Mais cette fois on ne l’écoute plus. Un grondement sourd qui n’est pas celui du tonnerre ; des détonations sèches qui ne sont pas les pétards des gamins ; des commandements rauques, des menaces brutales, forment un concert infernal auquel il est impossible d’imposer le silence.
Le village est envahi ; l’église bombardée, les ruches brûlées. Monsieur Doucement qui ne s’indigne pas de grand-chose, a vu, avec stupeur, des hommes qui ne se bornent pas à faire la guerre aux hommes mais encore à l’asile des vieillards, au clocher de Dieu, aux toits des abeilles … et il a voulu les défendre.
Pour ce fait, il est traduit devant le conseil de guerre, siégeant dans sa propre maison. Il est condamné d’avance et ne s’en émotionne guère.
Il regarde avec un soupir les livres précieux lacérés, dispersés, arrachés par une soldatesque avinée.
Heureusement qu’il a son Elzévir(2) favori dans sa poche et il sourit de la remarque puérile, à la veille d’être fusillé… mais que comprendrait un bibliophile.
Soudain son attention distraite est ramenée vers le tribunal ; avec des exclamations gutturales, on lui montre un uniforme de franc-tireur, déniché au fond d’une commode. Et les Français affirment qu’il n’y a pas de corps francs !
« À qui donc ce costume ? » Un peu de rose aux joues, le vieillard redresse sa petite taille :
« À moi », dit-il simplement, au milieu de l’étonnement général. « Je n’ai pas toujours été vieux et j’ai toujours été Français ».
L’arrêt est parti à la Kommandantur d’où doit revenir l’ordre d’exécution.
Monsieur Doucement attend paisible, en relisant son Virgile(3). Mais parfois ses yeux lisent au-dessus des lignes une page lointaine, si lointaine que presque oubliée… et que l’uniforme usé a fait revivre.
Tout là-bas, il évoque le pieux adolescent, destiné à Saint-Sulpice et qui, un jour, a senti une bouffée de colère lui monter au cerveau, devant la France envahie.
Sans rien dire, il s’est sauvé de la maison pour s’engager dans les Francs-tireurs. Pendant que sa mère succombait d’inquiétude et de privations dans Paris assiégé, lui a vu la guerre ; il l’a faite et il en a gardé l’horreur.
Il en avait bien le courage, mais ça ne suffit pas et son cœur trop tendre et pitoyable ne parvenait pas à s’endurcir au contact et à l’exemple de ses rudes compagnons.
Un jour, un officier de Uhlans fut abattu dans un bois ; on lui prit ses dépêches et on le laissa râlant sous son cheval mort.
« Achève-le », ordonna le sergent au “petit curé”, par pitié peut-être. La petite troupe s’éloignait. Le franc-tireur revint sur ses pas. Le mourant, tout jeunet aussi, avec une figure de fille, gémissait faiblement appelant sa mère. Le Français pensa à la sienne et son cœur chavira. « Doucement ! monsieur doucement ! » Il le tirait de sous sa monture qui l’écrasait et l’adossait à un arbre, puis, comme il le regardait avec terreur, armer son révolver, le “petit curé” le déchargea en l’air.
L’autre compris, une lueur de gratitude passa dans ses yeux ; il voulut parler, mais il était trop épuisé. Alors, du doigt, il lui montra un tout petit livre arraché de sa poche, avec ses papiers sans doute. « Mon nom…gardez »… et il s’évanouit.
Quand il rejoint ses compagnons, le jeune soldat était un peu pâle. “Morte la bête, mort le venin” dit philosophiquement le sergent. Et, avisant le petit livre :
– Qu’est-ce que c’est que cela ?
– C’est un Virgile, Sergent.
– Du latin ? C’est bon pour les curés ! ça te servira de bréviaire ».
Dans le matin blafard, le peloton d’exécution s’avance, encadrant le prisonnier très calme. L’arrêt est revenu de la Kommandantur, signé von Berlach et monsieur Doucement demande, très poli, à l’officier tout jeunet qui préside aux préparatifs :
« Pourriez-vous me dire le prénom du général von Berlach, monsieur ?
– Mon père s’appelle Otto.
– Ah, c’est monsieur votre père ? j’en suis charmé.
Il a une lueur de malice aux coins des yeux et comme on lui offre un bandeau :
– Inutile, dit-il. C’est moins difficile de mourir que de tuer pour un Français. Mais j’aurais une prière à vous adresser, monsieur le lieutenant ?
– Faites monsieur, nous ne sommes pas des barbares.
– C’est entendu. Eh bien ! vous me feriez grand plaisir en me donnant vous-même le coup de grâce et en acceptant cet Elzévir, en souvenir quand je serai tué. »
Un peu étonné, le jeune officier répondit : « soit ! »
Et quand le vieillard fut tombé, face à l’ennemi, en murmurant un vers du poète, il s’approcha du corps palpitant et froidement déchargea son révolver. Puis il ramassa le Virgile taché de sang, et l’ouvrit machinalement.
Sur la première page s’étalait la signature d’Otto von Berlach et au-dessous cette simple note de l’ex-franc-tireur :
“En souvenir d’un officier de uhlans épargné par moi pendant la campagne de France… Il est plus facile de mourir que de tuer !”
Il l’avait prouvé !
H.A. Dourliac (1926)
Notes :
(1) Mont de Grèce, célèbre pour son miel.
(2) Livre imprimé aux Pays-Bas par la célèbre famille d’imprimeurs des Elzévir ; livre imitant la façon des Elzévir.
(3) Poète latin, auteur de l’Enéïde.
Source : Revue du Souvenir Français n° 498.
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